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De la Dictature à la démocratie ? Transition, Mémoire et Justice

Colloque 2-4 juin 2014, Port-au-Prince






Note conceptuelle d’Etienne Tassin

Trois questions gouvernent les réflexions que ce colloque entend aborder au croisement des interrogations philosophiques, politiques, sociales : la question de la sortie de la dictature, la question de la mémoire de la dictature, la question du jugement de la dictature. Soient une question politique (transition démocratique), une question sociale (les cadres sociaux de la mémoire), une question judiciaire (celle de la justice transitionnelle). La question politique de la sortie gouverne les deux autres, mais chacune se comprend en relation aux autres.

La question de la sortie de la dictature est double : elle demande ce que signifie mettre fin à une dictature (en finir avec la dictature) et ce que signifie entrer en démocratie. Le renversement de régime (transformation institutionnelle) ne suffit pas à mettre fin à une dictature : il faut aussi mettre fin à la dictature dans les esprits, soit invalider le système des représentations sur lequel la dictature s’est appuyé ; et dans les rapports sociaux, soit invalider les rapports de force, les jeux d’intérêts, les prébendes et autres privilèges et dépendances qui en ont assuré la durabilité ordinaire. L’entrée en démocratie pose deux problèmes : 1. L’un concerne le concept de démocratie qui ne s’épuise pas dans le seul dispositif institutionnel (élections, médias, pluripartisme, etc) mais mobilise un esprit d’égalité et de liberté qui requiert un combat politique continu contre le retour des vieilles obsessions sécuritaires, racialistes, etc... 2. L’autre porte sur la notion de « transition démocratique » qui est plus qu’ambiguë puisque cette notion suppose qu’on sait reconnaître une démocratie à des critères formels et qu’on peut, un jour, atteindre ladite démocratie en sorte qu’à ce moment il n’y aurait plus à lutter pour elle. On peut lui opposer l’idée qu’il n’y a de démocratie qu’au cours d’une lutte continuelle pour l’égalité et la liberté et contre les rémanences insistantes de la dictature, dans les forces, les intérêts et les esprits. C’est l’enjeu de la question de la mémoire.

La question de la mémoire de la dictature est double : elle demande quelles sont les conditions politiques de la mémoire, quelles sont les formes et modalités de son instrumentalisation idéologique ; et quelles sont les procédures de mémorisation ou de refoulement qui en constituent la dynamique. La mémoire collec6ve est structurée par des cadres sociaux (cf Halbwachs), mais les mémoires sont plurielles et concurrentes.

Par commodité, de manière bien évidemment réductrice, on peut distinguer les mémoires des victimes et celles des bourreaux. Mais en Haïti, existe-t-il une mémoire instituée des victimes ? Et y a t-il un discours officiel chargé de proroger la version positive des années de dictature ? La mémoire suppose des témoignages privés et publics, des documents et des archives, des discours et des représentations, des œuvres et des monuments, des rituels et des événements. Mais avant tout, elle doit être constituée ; et elle est controversée. Elle est l’enjeu d’une poli6que publique. Quelles sont les condi6ons sociales et poli6ques de l’institution et de la « culture » de mémoires concurrentes de la dictature ? Et comment les composer par un travail d’enquête orale pour constituer les archives de la dictature au travers des témoignages et des récits ? Car l’enjeu de ma mémoire n’est une préservation vivante du passé qu’au regard des avenirs qu’elle rend possible. Or de quelle mémoire sont aujourd’hui dépositaires les jeunes générations haïtienne qui n’ont pas connues la dictature ? Et que de quel avenir les prive cette absence de mémoire si elle leur ôte la capacité de juger ce dont le présent est porteur ? C’est aussi l’enjeu de la question du jugement.

La question du jugement de la dictature est double : elle est celle des capacités de compréhension par chacun de ce qui a eu lieu et des conséquences de ce qui a eu lieu pour la société à venir ; elle est celle des procédures judiciaires mobilisées pour rendre justice des crimes commis, restaurer la mémoire de celles et ceux qui ont souffert, offrir à la société les moyens de surmonter le traumatisme, se libérer du passé et commencer à nouveau une expérience de vie collective significative et désirable. La capacité de comprendre est indissociable de conditions personnelles de jugement mais aussi de conditions sociales et instituées, publiques et discutées, requises pour une élaboration collective du traumatisme. La question des procédures judiciaires est, elle-même, double : d’un côté, la justice transitionnelle requiert d’inventer une procéduralité qui ne reproduise pas les anciennes institutions de la dictature ni ne fasse comme si les nouvelles institutions démocratiques étaient déjà efficientes. Les Etats confrontés à cette situation ont inventé des dispositifs originaux mais appropriés aux situations historiques spécifiques qui étaient les leurs (en Argentine, au Chili, en Afrique du Sud, au Rwanda, en ex-Yougoslavie, etc) : commissions Vérité et justice, Vérité et réconciliation, etc. De quelles procédures de justice transitionnelle s’est dotée Haïti ? Quels moyens l’Etat haïtien s’est-il donné de rendre justice et de surmonter les séquelles de la dictature ? Or, d’un autre côté, le passé de la dictature ne passera pas ni une démocratie n’adviendra si il n’est pas fait justice non seulement des criminels mais aussi de la société tout entière dans le rapport qu’elle a entretenu avec les criminels et l’appareil de répression. La question du jugement est alors celle du jugement que la société tout entière porte sur elle-même par delà le partage des victimes et des bourreaux, du peuple et de l’Etat. C’est la question non seulement du pardon qu’une société est capable d’octroyer (ou de s’accorder) mais aussi celle du devoir de mémoire et de la capacité d’oublier, tous deux sollicités contradictoirement pour qu’un avenir s’ouvre.

Ces questions ne connaissent pas de réponses, ou trop de réponses. Ce qui importe est de les poser ; et d’en discuter collectivement et librement. Ce colloque, point de rencontre entre les recherches académiques et les attentes de la société civile, se veut le lieu où elles peuvent être formulées et débattues. Première et modeste contribution à l’avènement d’une démocratie à venir.